Chapitre 18
Ce que le monde entier nous envie
La liste de nos excellences
Heureux comme Dieu en France
Le modèle social français
Tout observateur étranger (mais rien n’empêche un Français de faire un
effort intellectuel de dépaysement, gage de lucidité) ne manque pas d’être
frappé par notre tendance à mettre en valeur le caractère exceptionnel de nos
mœurs, de nos institutions, de notre histoire, ce que l’on aime appeler le " génie
français ".
L’épisode de Maastricht[1], où
les partis de gouvernement presque unanimes peinèrent à assurer une majorité au
référendum sur le traité, aurait dû nous alerter : l’intégration
progressive à l’Europe semble mettre en péril l’exception française. Une des raisons
de la victoire du Non au référendum sur le traité constitutionnel de 2005 est
là, dans ce refus de perdre « ce que
le monde entier nous envie. »
Il est un argument, employé par les partisans du Oui et qui était censé
effrayer l’adversaire, c’était celui de conduire la France à être " le
mouton noir de l’Europe " en cas de rejet du traité. Or, pour des raisons
qui tiennent à la défense de leur originalité, certains de nos concitoyens y ont
trouvé plutôt une fierté ; au moins, ça les singularisait des moutons
blancs et des blancs moutons !
La mode est aux comparaisons, aux classements, aux championnats ; ça
concerne les hôpitaux, les universités, les fromages, la balance commerciale,
les performances sportives. Comparer le génie français ? Auxquels ?
Comment comparer ce qui est incomparable ?
L’invention de l’exceptionnalité et de la supériorité du peuple français
a été l’œuvre patiente des élites politiques, des journalistes, professeurs,
historiens, folkloristes pendant des décennies. Depuis la IIIe
République, leurs efforts ont été relayés par l’instruction populaire. Il en
est sorti la fameuse " identité nationale française " qui,
de moins en moins sûre d’elle-même, éprouve le besoin de se redéfinir à chaque campagne
présidentielle.
La liste de nos excellences
Parmi les arguments communément avancés pour justifier notre exceptionnalité par rapport au reste
du monde, en voici quelques-uns :
· la démocratie
la plus solide : un double exécutif élu au suffrage universel (le président et
le 1er ministre de la majorité législative) ;
· la
démocratie locale la plus vivante : 36 000 communes, communautés, départements,
régions ;
·
la patrie
des Droits de l’Homme ;
·
la
presque meilleure armée du monde [2] ;
· le
meilleur système de protection sociale du monde ; le meilleur système de
santé ; le meilleur système scolaire ; les meilleurs services
publics ;
·
la
littérature la plus riche ; le cinéma le plus intelligent, le plus
spirituel ;
·
les
meilleurs fromages et vins, les meilleurs hauts fonctionnaires, les meilleurs
stylistes de mode, les meilleurs charcutiers, les meilleurs cuisiniers… ;
·
le football,
'Cause we are the champions - of the
world ! ! !
La liste de tout ce que le monde entier nous envie n’est pas close ;
chacun peut la compléter à sa guise.
Heureux comme Dieu en France
Deux adages ont traversé l’épreuve des temps : " la France, fille
aînée de l’Église " et " Heureux comme Dieu en France ".
Pour ce qui est du premier, ce n’est pas un mince compliment pour une
nation qui pense avoir inventé la laïcité. Quel autre pays au monde peut se
glorifier, deux siècles après la Révolution, de posséder encore près de six
mille lieux, villages et villes portant la marque du catholicisme, de Saint
Aaron, village de 900 habitants des Côtes du Rhône, jusqu’à Saint Zacharie,
commune du Var, 400 habitants. Quinze pour cent de la toponymie française
témoigne de la proximité du royaume de France et du royaume des Cieux. La
France est le pays qui a le plus grand nombre de saints à faire valoir.
" Heureux comme Dieu en France " peut signifier : Dieu est bien
en France, il fait bon en France puisque Dieu peut y être heureux. Incroyable !
Dans un pays où même Dieu est heureux, qui dispose du meilleur système social,
économique, culturel du monde, pourquoi les habitants sont-ils si moroses (taux
de suicide, tranquillisants, alcoolisme….) ?
Le modèle social français
Se méfier de la confusion entre deux sens du terme : modèle, ce qui est
donné pour servir de référence ; modèle, qui représente idéalement une
catégorie, un ordre, une qualité.
La prétention à la différence ou à la particularité est un réflexe commun
à tous les peuples. Ce qui nous singularise, c’est la prétention à
l’exceptionnalité. Lorsqu’on fait référence au modèle social français et à son
excellence, de quoi parle-ton ? De l’organisation de la protection sociale
seulement ou, bien plus, d’un type de société, le nôtre, habité d’un sentiment
de supériorité, nourri d’un rêve de prééminence né à l’âge louis-quatorzien et rebronzé
au feu de la Révolution Française et de
l’épopée napoléonienne. Ce mythe de l’exception fonctionne comme consolation à la
grandeur évanouie : il peut difficilement être soluble dans l’européanisation
et encore moins dans la mondialisation.
Constituant du modèle social : l’élitisme républicain. Il est
implicitement présent derrière notre système scolaire, la religion des
diplômes, le système des Grandes Écoles et, en fin de compte, la coupure entre
les élites dirigeantes et une partie de la société. L’idéologie républicaine a valorisé
le modèle social et culturel d’une bourgeoisie sortie des lycées et de
l’enseignement supérieur, dénigrant plus ou moins consciemment la condition et
le statut des paysans et des ouvriers. Échelle sociale, mobilité sociale,
ascension sociale, France d’en haut et France d’en bas : derrière ces images,
il y a des statuts, il y a des revenus très inégaux.
[1] Pour mémoire, siège de la
ville par l’armée de Louis XIV en 1678 avec Vauban ; D’Artagnan trouve la
mort au combat.
[2]
Entendu sur France Inter en avril 2005, lors d’une interview de Mme Alliot-Marie,
ministre française de la
Défense, ces termes ou presque : « nous avons la deuxième armée du monde, après les États-Unis,
mais pour ce qui est de la technologie,
nous sommes quasiment au même niveau …»
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