Chapitre 12 La grande guerre


Chapitre 12
La grande Guerre


La guerre 14-18, pourquoi ?
L’union sacrée, en France et en Allemagne : où est le camp de la civilisation ?
Les fusillés de la Grande Guerre
Marcel Gromaire







La guerre 14-18, pourquoi ?
           Sur les causes de la guerre, deux opinions, convergentes, sont sollicitées : celles de François Fejtö et de Jean Jaurès.
       François Fejtö, journaliste et politologue français d’origine hongroise, spécialiste de l’Europe de l’Est ; né en 1909 en Hongrie, sous le règne de l’empereur François-Joseph. Il écrit :
        « Dans aucun des grands protagonistes, l’Allemagne, la France, l’Autriche-Hongrie et la Russie, on ne constatait de souhait unanime de guerre. La clé, c’est la concurrence entre l’Allemagne et la Grande-Bretagne. L’empire allemand a connu dans la dernière partie du XIXe siècle un développement industriel extraordinaire. Il a besoin de débouchés dans le monde. Mais les empires coloniaux -celui de la France, mais surtout celui de la Grande-Bretagne- occupent déjà tout l’espace. L’Allemagne veut sa part et trouve qu’elle est injustement lésée dans ce partage du monde. »
            « La Grande-Bretagne de son côté, puissance dominante à la fin du siècle, comprend qu’elle commence à être dépassée par la capacité industrielle et commerciale de l’Allemagne. Lorsque celle-ci entreprend la construction de bateaux de guerre, Londres y voit une rivale qui va contester sa domination sur les mers. »
              « Toutes les autres causes qui sont intervenues dans cette marche vers la guerre, notamment le revanchisme français et le désir d’expansion de la Russie vers les Balkans, auraient pu se résoudre par la diplomatie. Mais rien n’a pu freiner la volonté de l’empire allemand de se tailler " une place au soleil " parmi les grands. »

           Dans son discours à la Chambre le 18 novembre 1909, à l’occasion du vote du budget, le député socialiste Jean Jaurès explique le lien qui s’établit selon lui entre les difficultés budgétaires que traversent les grands pays et « le fardeau croissant des dépenses militaires qu’entraîne la paix armée. »
             « Quelle est donc la cause la plus directe de cette tension européenne qui se traduit partout, dans tous les budgets, par le déficit, par le malaise, par de croissantes difficultés ? Cette cause directe c’est, selon moi et je le crois aussi selon vous, le conflit, tantôt sourd, tantôt aigu, toujours profond et redoutable, de l’Allemagne et de l’Angleterre. C’est ce conflit qui pèse sur nous tous, c’est lui qui aggrave ou qui suscite tous les autres conflits. »
             « Même les difficultés survenues entre la France et l’Allemagne au sujet du Maroc ne sont guère qu’un épisode et une manifestation superficielle de la profonde rivalité anglo-allemande (…) »
          « Ainsi, Messieurs, la première question qui se pose à nous, question vitale, question d’avenir pour l’Europe et pour la France, mais aussi question d’intérêt immédiat et de gestion financière, c’est de savoir si l’Europe est condamnée encore pour de longues générations à ce régime, si ce conflit de l’Angleterre et de l’Allemagne doit se perpétuer, imposant sur nous tous les charges de la paix armée et aboutissant enfin à la catastrophe d’une grande guerre où tous les peuples de l’Europe risqueraient d’être entraînés. »






L’union sacrée, en France et en Allemagne : où est le camp de la civilisation ?
        À l’été 1914, la France et l’Allemagne entrent dans la guerre au nom du droit, du bon droit, du droit du bon côté. Chacune est engagée dans une alliance militaire et c’est la qualité démocratique des partenaires de ces alliances qui est ici mis en cause, au nom de la civilisation. La France est alliée à la Grande-Bretagne, nation hyper-impérialiste mais démocratique depuis des siècles, et à la Russie tsariste, nation impérialiste et autocratique, le degré zéro des libertés. L’Allemagne est un empire à la fois autoritaire et social-démocratique (les lois sociales les plus avancées du monde, un parti socialiste, le SPD, le plus puissant d’Europe, le plus nombreux du Reichstag tout en restant minoritaire). Son allié, l’empire d’Autriche-Hongrie lui ressemble par bien des points.
        Dès lors, chaque adversaire peut à juste titre se prévaloir d’appartenir au camp de la civilisation contre la barbarie. Disons que la propagande, même grossière, a fonctionné de part et d’autre du Rhin.
          Le camp de la civilisation et l’union sacrée, selon la France. Jean Jaurès est assassiné le 30 juillet 1914. Le 1er août dans l’après-midi, afin de ne pas empêcher le ralliement des ouvriers à la guerre et rassuré par la réaction des instances nationales de la CGT, le ministre de l’Intérieur, décide, dans un télégramme adressé à tous les préfets, de ne pas utiliser le fameux Carnet B. Tenu par la gendarmerie, il recensait dans chaque département la liste des leaders anarchistes, syndicalistes ou révolutionnaires qui, ayant exprimé l’intention d’empêcher l’effort de guerre, devaient être arrêtés en cas de conflit.
        De nombreux signes indiquent que la gauche française va se rallier à la guerre. Même certains des antimilitaristes les plus irréductibles basculent. Ainsi, le journal La Guerre sociale de Gustave Hervé sort une édition spéciale : « Défense nationale d’abord ! Ils ont assassiné Jaurès, Nous n’assassinerons pas la France. » Le Bonnet rouge, journal anarchiste, titre : « Jaurès est mort ! Vive la France !»
       Le 3 août, l’Allemagne déclare la guerre à la France, le lendemain, l’Angleterre déclare la guerre à son tour.
        Le 4 août au matin, les obsèques officielles de Jaurès sont célébrées. Devant une foule immense, toutes les autorités de la République sont présentes, ainsi que les leaders de la gauche socialiste et syndicale et même l’opposition nationaliste, Maurice Barrès en tête. C’est la première manifestation de l’union sacrée.
           Léon Jouhaux, secrétaire général de la CGT, lance cet appel aux armes (comparable en ses termes à celui des Révolutionnaires partant à l’assaut de l’Europe) : « Jaurès a été notre réconfort dans notre action passionnée pour la paix ; ce n’est pas sa faute si la paix n’a pas triomphé. C’est celle des empereurs d’Allemagne et d’Autriche-Hongrie. Nous prenons l’engagement de sonner le glas de leurs règnes. Avant d’aller vers le grand massacre, cet engagement, je le prends au nom des travailleurs qui sont partis, et de ceux qui vont partir. »
             Les socialistes votent à l’unanimité les crédits militaires.
Édouard Vaillant au cimetière du Père-Lachaise

          Le 26 août, un gouvernement d’union nationale est constitué en France. Les socialistes, dont le vieux leader révolutionnaire Jules Guesde, ministre d’État, ou des proches de Jaurès comme Marcel Sembat, ministre des Travaux publics, y participent. Dans un manifeste du 29 août, la direction de la SFIO affirme que « dès lors qu’il ne s’agit pas de l’ordinaire participation à un gouvernement bourgeois mais de l’avenir de la Nation, le parti n’a pas hésité. »
           Henri Bergson, philosophe : « La lutte engagée contre l’Allemagne est la lutte même de la civilisation contre la barbarie. »
         Albert Le Mun[1], député : « Notre douce France est encore une fois le soldat de la civilisation chrétienne. »
        La France est, de plus, habitée par la hantise de l’expansionnisme allemand. Celui-ci s’exprime crûment ; Otto Richard, GrossDeutschland,  1911 : « Un peuple ne peut se maintenir qu’en croissant. Nous ne pouvons plus nous en tenir à ce que nous avons acquis en 1871. Si nous nous rappelons en outre que, de tous les peuples de la terre, c’est le peuple allemand qui a la plus haute culture générale et que son armée de terre est, au dire de chacun, la meilleure et la première du monde, si nous mentionnons le fait que nous occupons le deuxième rang pour l’importance de notre exportation commerciale, la place où nous sommes relégués dans le monde deviendra toujours plus incompréhensible. »
        La suffisance, l’affirmation du caractère exceptionnel de tel ou tel peuple n’a pas de frontière. Faisant l’éloge de la germanité, Fichte déclarait dans ses Discours de 1807 que la langue allemande était « la seule faite pour exprimer le vrai. » La devise des Habsbourg d’Autriche-Hongrie est désignée par AEIOU ; en latin, Austriae Est Imperare Orbi Universo, « Il revient à l’Autriche de commander au monde entier » ; en allemand, Alles Erdreich Ist Österreich Untertan, « Tout ce qui est terrestre est soumis à l’Autriche. »
          Le camp de la civilisation et l’union sacrée, selon l’Allemagne. En 1914, le gouvernement allemand est constitué d’une coalition de partis conservateurs (la quasi-totalité des ministres sont aristocrates), soutenus par le clergé catholique et très dépendants des faveurs du Kaiser. Le SPD ne peut empêcher le vote des crédits de guerre au Reichstag, même si tous ses députés s’y opposent.
              Le 4 août également, les députés socialistes votent les crédits de guerre. Que dit la presse du parti ? Que la justification est trouvée par le fameux combat…de la civilisation contre la barbarie.
            « La social-démocratie allemande a depuis longtemps accusé le tsarisme d’être le rempart sanglant de la réaction européenne. Puisse maintenant venir l’occasion d’en finir avec cette société effroyable sous les drapeaux de guerre allemands. » Frankfurter Volksstimme, 31 juillet.
          « C’est un principe qu’a forgé notre inoubliable August Bebel : il s’agit ici du combat de la civilisation contre la barbarie, auquel le prolétariat participe également. » Pfälzische Post de Ludwigshafen, 31 juillet.
         « Ce qui nous fait prendre les armes, comme tous les autres Allemands, c’est la conscience que l’ennemi contre lequel nous nous battons à l’est est également l’ennemi de tout progrès et de toute civilisation... La défaite de la Russie équivaut à la victoire de la liberté en Europe. » le même journal, 18 août.
         « Si la liberté de l’Europe est sauvegardée après le déchaînement de la guerre, l’Europe le devra à la puissance des armes allemandes. C’est contre l’ennemi mortel de toute démocratie et de toute liberté que tendent tous nos efforts dans ce combat ! » Vorwärts, organe central du SPD, 4 septembre.













Les fusillés de la Grande Guerre
          Si la Deuxième guerre mondiale a été une véritable guerre " idéologique ", entre totalitarisme et démocratie (avec l’URSS totalitaire dans le camp de la démocratie…), la Première était surtout un affrontement de puissances européennes engagées dans une course à la domination. Les alibis civilisationnels, évoqués par chaque camp, cachaient mal l’âpreté des enjeux.
        Patriotes ou non, excédés surtout, certains soldats français de la Grande Guerre ont manifesté leur rejet du conflit. Environ 2 400 poilus ont été condamnés à mort et 600 fusillés pour l’exemple[], les autres voyant leur peine commuée en travaux forcés. Ces condamnations ont été prononcées pour refus d’obéissance, mutilations volontaires, désertion, abandon de poste devant l’ennemi, délit de lâcheté ou mutinerie.
          Sur les 600 fusillés pour l’exemple, environ 430 l’ont été en 1914 et 1915. En 1914, les condamnés étaient principalement accusés de s’être volontairement mutilés un membre (main, pied) ; laisser sa main traîner au-dessus de la tranchée était passible du conseil de guerre.
        En 1915 et 1916, on assiste de plus en plus à des désertions, à des refus d’obéissance devant l’ennemi et des abandons de poste.
          En 1917, les condamnations concernent des comportements collectifs. Les célèbres mutineries du Chemin des Dames restent gravées dans les mémoires, tant par leur caractère exceptionnel que dans la répression qui suivit.
       Dans son discours à Craonne, à l’occasion du 80e anniversaire de l’Armistice de 1918, le Premier Ministre de l’époque Lionel Jospin a souhaité que les soldats « fusillés pour l’exemple », « épuisés par des attaques condamnées à l’avance, glissant dans une boue trempée de sang, plongés dans un désespoir sans fond », qui « refusèrent d’être des sacrifiés », victimes « d’une discipline dont la rigueur n’avait d’égale que la dureté des combats, réintègrent aujourd’hui pleinement notre mémoire collective nationale. »











Marcel GROMAIRE (1892-1971)
          Comme beaucoup de jeunes français soumis à la loi de 1913, qui fait passer la durée du service militaire de deux à trois ans, le peintre Marcel Gromaire passera sept années sous les drapeaux.
           Posté sur le front d’Alsace, puis de la Somme, il est blessé en 1916. A partir de 1917, il participe à l’expression protestataire des poilus par des dessins dans les journaux des tranchées dont Le Crapouillot, de tendance anarchiste.

La guerre, 1925, Musée d’art moderne de Paris

            Le dessin de Gromaire est fondé sur son expérience d’ancien combattant. Avec des moyens plastiques proches du cubisme, il a représenté cinq soldats casqués, hommes robots engoncés dans des manteaux-cuirasses, au fond d’une tranchée.


[1] Lors de la bataille de la Marne, il écrira: « Dieu sauve la France comme il l’a sauvée déjà à Poitiers, Bouvines, Orléans, Denain et Valmy. »


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