Chapitre 10 La suffisance militaire française


Chapitre 10
La suffisance militaire française
Les origines du service militaire
L’attachement des Français pour l’uniforme et son avatar, le comique troupier
Les bataillons scolaires
La tactique militaire " suffisante "
Quand nous nous abritions derrière des murailles









Les origines du service militaire
C’est au XVe siècle que la monarchie se dote d’un corps de soldats volontaires, les compagnies d’ordonnance. Ils seront 50 000 sous François Ier, 150 000 sous Louis XIII.
Pour engager ses nombreuses guerres contre ses voisins, Louis XIV rassemble environ 380 000 soldats ; si l’on y ajoute les 120 000 soldats de la milice royale, des milices locales et de la marine, l’armée française est la plus nombreuse d’Europe. Un homme sur dix porte les armes à la fin du règne de son règne. Ces 500 000 soldats ne sont pas tous des volontaires ; il existe en effet une forme de conscription par tirage au sort entre les célibataires et les veufs sans enfant, pour servir le roi pendant cinq ans. Les riches, qui ont les moyens d’acheter un remplaçant, y échappent.  
À la Révolution, des gardes nationales se forment un peu partout en France. En 1793, la Convention décrète la " levée en masse " de 300 000 hommes, qui ressemble à certains égards à la conscription : tous les hommes âgés de 18 à 40 ans, célibataires ou veufs sans enfant, sont en état de réquisition permanente ; « tout Français est soldat », selon la Constitution.
Après la défaite de 1870, la loi fixe en 1872 un service militaire universel d’une durée fixée par tirage au sort (cinq ou un an). En 1889, la loi ramène le service militaire à trois ans, puis à deux ans en 1905. Devant les risques de guerre qui se précisent, la durée du service est portée à trois ans en 1913.
Le service militaire obligatoire a été supprimé par le président Chirac en 2006.




L’attachement des Français pour l’uniforme et son avatar, le comique troupier
La France a fait des guerres. Tous les pays, certes, ont fait des guerres ; le nôtre cependant, bien que démocratique et vivant en paix, s’obstine encore à proposer à ses enfants, à travers l’éducation familiale, l’instruction publique, les cérémonies officielles[1], les discours présidentiels, le passé sanglant de la nation comme l’un de ses principaux motifs de fierté.
L’immense majorité de nos rues et de nos places porte des noms de maréchaux et de batailles. « Prenez cette avenue, peut dire tout Français au voyageur étranger qui lui demandera son chemin, prenez cette rue qui porte le nom d’une ville où mon arrière-grand-père égorgea le vôtre, et vous trouverez tout de suite la place commémorant l’extermination de votre père par mon oncle. » Jean-François Revel, En France, 1965.
Abreuvés de hauts faits militaires depuis l’école, les Français finissent par être habités d’une émotion imprescriptible dès qu’un galonné se présente devant eux pour prendre ses " responsabilités ". 
Évidemment, le roi Soleil caracole dans nos têtes ; Bonaparte lui succède ; Mac Mahon, premier président de la IIIe République, est maréchal ; en 1888, le général Boulanger ébranle la République ; vainqueur de Verdun et de la guerre du Rif au Maroc, maréchal cacochyme, Pétain reprend du service en 1940 pour faire don de sa personne à la patrie ; Charles de Gaulle est général.
L’engouement pour le militaire et sa virilité supposée touche même les responsables politiques ; certains ont pris l’habitude de brailler leur discours d’un ton ferme et martial, même lorsqu’il s’agit d’annoncer une nouvelle réglementation en matière de TVA…
L’école Polytechnique, l’excellence nationale, a été fondée en 1794 comme Ecole centrale des travaux publics. Elle est sous la tutelle du ministère de la Défense qui, comme chacun sait, a compétence en matière de travaux publics[2]
Sa devise : « Pour la patrie, les sciences et la gloire. »





Le logo de Polytechnique




Nous l’avons peut-être oublié, mais un style de café-concert totalement disparu aujourd’hui a fait fureur, de la fin du XXe siècle à la Première Guerre mondiale : le comique troupier. Les anciens se souviennent peut-être de cette mémorable " scie " : « avec l’ami bidasse, on n’se quitte jamais attendu qu’on est tous deux natifs d’Arras ». Désopilant !
Vêtus sur scène d’uniformes militaires, les artistes interprètent des monologues ou des chansons comiques liées à la vie de soldat. Le plus connu est Éloi Ouvrard, autour de 1876-1877. Comme d’autres artistes de l’époque, Fernandel, Maurice Chevalier et Raimu ont commencé leur carrière en tant que comiques troupiers.
Comique de dénigrement ou de complaisance ? En présentant la vie militaire sous une forme gentiment burlesque, on cherche en fait à la rendre sympathique et familière aux yeux du peuple. Certes, nous sommes loin des exploits guerriers, mais le comique troupier, comme l’école Polytechnique, a pour fonction de maintenir le lien entre le peuple et le peuple en armes.








Les bataillons scolaires
Après la défaite de 1870, les initiatives se multiplient pour introduire dans les établissements d’enseignement une instruction de type militaire. Elles sont suscitées et soutenues par le ministère de la guerre et par les responsables de l’éducation nationale.
En 1882, Jean Macé, président et créateur de la Ligue de l’enseignement en 1866, déclare : « L’important, c'est de commencer tout de suite et de donner aux campagnes de France le spectacle de leurs enfants se préparant, dès l’école, à défendre le sol de la Patrie, si jamais l’étranger essayait de revenir le fouler. » Paul Bert, ministre de l’Instruction Publique, affirme que « dans tout citoyen, il doit y avoir un soldat toujours prêt. »
La loi du 28 mars 1882 rend obligatoire les exercices militaires et crée les " bataillons scolaires ", destinés aux garçons de plus de 12 ans, qui reçoivent des uniformes, sont récompensés par des diplômes et chantent des chansons composées spécialement pour eux, comme par exemple : « A la patrie, nous donnerons dans dix ans une jeune armée aguerrie » et « Bataillon de l’espérance, nous exerçons nos petits bras à venger l’honneur de la France ».
Le matériel préconisé par le ministère de la Guerre est spécialement fabriqué : mini-clairons, petits tambours et répliques réduites des fusils Gras et Lebel de l’époque.

Dans les bataillons scolaires, il est dispensé un enseignement théorique sur la patrie et l’héroïsme, ainsi qu’un entraînement à la gymnastique, au maniement d’armes et à la parade (dont la participation au 14 juillet)[3].
Le désenchantement arrive néanmoins assez rapidement à cause de la difficulté des vétérans des armées à s’adapter à la psychologie des enfants, des motivations parfois incertaines de ces derniers, de l’opposition des milieux libéraux et catholiques (le bataillon scolaire se réunit le dimanche) et d’un constat d’inefficacité, les rudiments appris restant éphémères. L’entretien des bataillons est également très onéreux pour les municipalités. Ils disparaissent en 1892.












La tactique militaire " suffisante "
Pourquoi avoir évoqué Crécy, d’Azincourt, Pavie ? Dans ces batailles, deux méthodes, deux modes d’organisation des armées se sont affrontés. Mais pourquoi étions-nous emplis de cette prétention à croire que rien ne peut résister à la fougue et à la bravoure de nos chevaliers et de leurs montures ?
L’armée française, qui a tant brillé sous Louis XIV, la Révolution et l’Empire, traverse un " trou d’air " à partir de 1812 ; depuis, elle n’a plus jamais gagné de guerre contre ses voisins européens sans l’aide d’alliés. La seule qu’elle a engagée avec ses propres forces, la guerre contre la Prusse en 1870, est une humiliante défaite. Et pourtant, à son déclenchement, la suffisance y était.  
Le maréchal Lebœuf en 1870 : « Nous sommes prêts, archi-prêts. La guerre dût-elle durer deux ans, il ne manquerait pas un bouton de guêtre à nos soldats.» 
« Le soldat français, quand on lui parle de guerre, veut tout massacrer », tels sont les propos d’un mobilisé dans la lettre qu’il adresse à sa famille le 21 juillet 1870. Depuis deux jours, la France est en guerre contre la Prusse et dans tout le pays cette mobilisation se fait dans la confiance. La France ne peut pas perdre la guerre et c’est en chantant la Marseillaise ou aux cris de « A Berlin ! A Berlin ! » que partent les soldats.
Ceux-ci font des projets de victoire : « Chacun a donné son plan d’invasion. Il n’est pas jusqu’au plus jeune sous-lieutenant qui ne se voie gagnant une bataille et revenant général. Quelques rares camarades, que nous considérons comme des esprits chagrins, ont présenté en hésitant, des observations sur la faiblesse de nos effectifs. On leur a objecté victorieusement la déclaration formelle du ministre de la guerre : il ne manque pas un bouton de guêtre à nos soldats. »
Il ne s’agit pas de dénier aux soldats français toute capacité d’héroïsme, mais la justification de nos revers, uniquement par la trahison et non par un rapport de forces défavorable ou une tactique erronée, est encore une forme de suffisance. Chez un brocanteur, j’ai déniché un jour un tableau de style " pompier-militaire " intitulé : La défense héroïque de Belfort, 1870.
La légende en est la suivante : « Le brave Colonel Denfert, à la tête de ses valeureuses troupes, repousse l’ennemi des positions françaises que la trahison leur avait livrées. Ces braves défenseurs ont fait éprouver de grandes pertes aux assiégeants. Le Colonel Denfert, le Lieutenant-Colonel Rochas, toujours sur la brèche, encourageaient par leur présence l’héroïque garnison qui, après une résistance intrépide, ne s’est rendue qu’avec les honneurs de la guerre, lorsque l’armistice a été conclu.[4] »
L’armée française, qui perd ce rôle central qu’elle avait tenu dans la société française, depuis Louis XIV jusqu’à la défaite de 1870, n’a de cesse de chercher des exutoires externes (les expéditions coloniales lui fourniront) et de maintenir un haut niveau de patriotisme cocardier. L’affaire Dreyfus ne pouvait que survenir au sein d’un tel corps, se drapant dans les exploits des ancêtres pour dissimuler le doute qui le ronge.
En France comme ailleurs, les après-guerres ouvrent immanquablement une période de recyclage, plus ou moins douloureuse, de militaires en chômage. La défaite de 1815 avait ouvert une période de " spleen napoléonien " qui avait conduit à la victoire du neveu Louis-Napoléon à l’élection présidentielle de 1848, puis au Second Empire. Après 1870, l’armée se consolera dans les guerres coloniales ; l’Europe ne pouvant plus être le champ de ses exploits, elle se défoulera sur l’indigène récalcitrant.
Après 1945, l’armée rêvera d’effacer, en Indochine puis en Algérie, le traumatisme de 1940 et la collaboration. Entre 1954 et 1962, alors que des pays sans grandeur annoncent puérilement des lancements de fusées, des satellites, des découvertes biologiques, la France est en mesure d’annoncer chaque jour un certain nombre de " rebelles abattus ". Après 1962, le président de Gaulle console l’armée française de la perte de la dernière colonie…en lui offrant le plus beau et le plus cher des cadeaux : la force de frappe nucléaire nationale. Lot de consolation ? C’est rien de le dire, puisque nous payons toujours, à chaque vote du budget de l’Armée, cette dispendieuse et inutile force de frappe qui ne frappe que les esprits cocardiers, encore nombreux en France.
Il semble normal qu’une nation prestigieuse, impériale ou ex-impériale détienne l’arme nucléaire, prolongement et symbole de grandeur. Normal pour les vainqueurs de 45, États-Unis, URSS puis Russie, Grande-Bretagne, France et Chine.
Le nucléaire militaire permet donc à la France de maintenir son rang. Certes, les planisphères et autres mappemondes accrochés aux murs des salles de classe des écoles élémentaires n’indiquent plus, en larges taches roses, l’extension de l’empire colonial français, mais attention : on est dans le club des nations nucléaires, avec droit de veto au Conseil de Sécurité. Tenir son rang est une obsession française vieille de 350 ans, depuis Richelieu.
Qu’en est-il de l’armée française aujourd’hui ? En 1940, 93 divisions ; en 2010, 81 régiments, 10 fois moins. L’armée de terre comptait  640 000 soldats en 1812 ; en 2011, 30 000 opérationnels, 20 fois moins.














Quand nous nous abritions derrière des murailles

Le système Séré de Rivières est un ensemble de fortifications bâti à partir de 1874 et jusqu’au début de la Première Guerre mondiale le long des frontières et des côtes de France : pour cela, il faut boucher la brèche laissée par la perte des places fortes du Nord-Est, moderniser les anciennes places qui se sont montrées dépassées pendant les affrontement de 1870 et recréer de nouvelles places adaptées aux nouvelles techniques de combat, notamment aux progrès de l’artillerie.
Parmi ces ensembles, on peut citer les places fortes de Verdun, Toul, Épinal, Belfort dans le Nord-est, de Paris, de Brest, ainsi que les deux rideaux défensifs de la Meuse et de la Haute-Moselle.
La ligne Maginot
Dans les années30, la France construit la Ligne Maginot sur la frontière est de la France, en vue d’arrêter une éventuelle invasion allemande. Nous le savons tous maintenant, les Panzers Divizionnen passèrent dans le seul " trou " du dispositif, la vallée de la Meuse. Nous le savons également, les lignes de défense " physiques " ont vocation à être contournées par la ruse. 
La Ligne Maginot n’est pas un rempart continu mais un chapelet de forts ou de bunkers. Le Nord, fortement industrialisé, est très peu protégé à la frontière car nos voisins belges, nos alliés, le verraient d’un très mauvais œil. Les Ardennes non plus ne sont pas protégées. Pour Pétain et pratiquement pour tous les généraux de l’armée française, la logique et la raison indiquent que les Ardennes «  ne sont pas dangereuses ». L’attaque principale de l’armée allemande a lieu le 12 mai dans les Ardennes ; le 13 mai, grâce à l’appui de l’infanterie, de l’artillerie et de la DCA, les blindés de Guderian traversent la Meuse. Le 15 mai, ils ont effectué une percée de 100 kms !


[1] Le défilé du 14 juillet ne célèbre pas l’anniversaire de la liberté mais celui de la parade casquée ; on n’y glorifie pas les droits de l’homme mais le char d’assaut !
[2] Depuis 1804, le directeur général de l’école est un…général.
[3] Intervention de M. Héral, conseiller d’opposition de droite au conseil municipal de Toulouse en décembre 1890, lorsque Jean Jaurès propose la suppression du bataillon scolaire : « notre petit bataillon scolaire, ses excellents clairons et tambours, sa musique et ses petits soldats avaient les sympathies de l’opinion publique ; il suffit, pour s’en convaincre, de voir l’empressement avec lequel la foule assiste à ses prises d’armes et à ses défilés (…)
[4] Les termes soulignés sont choisis par l’auteur.

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