Chapitre 11 La suffisance coloniale




Chapitre 11
La suffisance coloniale

Le temps des explorateurs
La mission civilisatrice de la France ; la bonne conscience est une suffisance
Les guerres coloniales
La déprise






Le temps des explorateurs
Quand j’étais enfant, dans les années 50, je lisais Spirou et Les Belles histoires de l’Oncle Paul, des récits en bande dessinée, le plus souvent historiques[1]. Ainsi, j’ai fait la connaissance de l’explorateur français René Caillié.
René Caillié est né dans les Deux-Sèvres en 1799. Fils d’un ouvrier-boulanger, condamné au bagne pour un menu larcin (comme Jean Valjean) et mort en 1808 ; sa mère meurt ensuite en 1811. Fasciné par la lecture de Robinson Crusoé de Daniel Defoe, il rêve de découvrir le monde et plus particulièrement l’Afrique, qu’il découvre à travers les cartes. Il a appris l’existence du prix qu’offre la Société de géographie au premier Européen qui pénètrerait dans la ville de Tombouctou, seulement connue d’après la description d’un voyageur du XVIe siècle, Léon l’Africain, et interdite aux chrétiens.
Il embarque comme mousse sur une escadrille qui quitte Bordeaux pour le Sénégal en 1816. Elle compte cinq navires dont la frégate La Méduse, qui fera naufrage ; un événement immortalisé par le tableau de Géricault,  Le radeau de la Méduse.
René Caillié connaît d’abord deux échecs et doit revenir en France. Il se rend ensuite en Mauritanie, entre 1824 et 1825, pour apprendre la langue arabe et la religion musulmane. Il s’invente une identité de musulman qu’il endossera durant son voyage pour éviter d’attirer l’attention.



Parti de Boké, sur le golfe de Guinée, le 19 avril 1827, il atteint Tombouctou le 20 avril 1828. Il est déçu par cette ville à moitié en ruines, assoupie entre fleuve et désert, où ne subsiste aucune trace des richesses fantasmées.

Maison de René Caillié à Tombouctou

Après quelques semaines durant lesquelles il accumule des notes entre les pages de son Coran, René Caillié prend le chemin du retour avec une caravane d’esclaves qui remonte vers le Maroc. Il visite Fès et Tanger puis arrive en France en 1830.
Il est le premier Blanc à avoir pu réaliser cet aller-retour périlleux, ce qui lui vaut la célébrité, un prix de 10 000 francs décerné par la Société de géographie, le Grand Prix des explorations et voyages de découvertes et la satisfaction de voir ses carnets de voyages publiés sous le titre de Journal d’un voyage à Tombouctou.
René Caillé décède en 1839, à l’âge de 39 ans, des suites d’une maladie contractée en Afrique.
A la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, il est admiré comme " ouvreur " de l’empire colonial français en Afrique. En 1885, ses biographes E. Goepp et E. Cordier écrivent : « René Caillié a été le précurseur des grandes choses qui, plus de cinquante ans après lui, s’accomplissent sous nos yeux. Il n’a pas créé de mer, ni percé d’isthme ; mais il a tracé une route, et cette route que durant de longs mois il a cheminée douloureusement aux prix de fatigues inouïes, voilà que déjà nous pouvons prévoir le jour, où sillonnée par des machines à vapeur, elle nous livrera toutes les richesses de l’Afrique centrale. »









La mission civilisatrice de la France ;     la bonne conscience est une suffisance
Souvenons-nous, les Révolutionnaires de 1792 s’estimaient investis d’une mission sacrée, émanciper les peuples d’Europe des sujétions impériales, royales ou féodales. À la fin du XIXe, les hommes de la IIIe République se considèrent comme porteurs d’une mission civilisatrice à l’égard des peuples d’Afrique et d’Asie, les débarrasser de leurs anciens maîtres et leur faire connaître les bienfaits du progrès.


Quatre remarques sur la politique coloniale française :
·         L’armée française, humiliée par sa défaite de 1870 et la perte de l’Alsace-Moselle, a besoin d’un exutoire ; elle trouvera dans les guerres coloniales maintes occasions de se " défouler " et de laver l’affront fait à sa suffisance. C’est le premier point de notre spécificité.
·         Cette politique n’est cependant pas unique ; elle s’inscrit dans un mouvement général d’expansion européenne qui implique d’autres pays, le Royaume-Uni, la Belgique, l’Allemagne notamment.
·         Comme lors des expéditions militaires de la Révolution et de l’Empire, la France a besoin de donner une justification morale et culturelle à ses aventures coloniales. Coloniser, c’est civiliser. Second point de spécificité.
·         En dépit de ses grands principes, la France se comportera comme les autres pays qui, eux, ne s’embarrassent pas de tant de " scrupules " ; elle fera preuve de vigueur, voire de férocité, pour conquérir des territoires et les exploiter.

Dans son roman Voyage au Congo, publié en 1927, André Gide a évoqué la construction de la ligne de chemin de fer Congo-Océan, entre 1921 et 1934. Elle a occasionné la mort de 17 000 personnes, en raison du travail forcé.
En 1930, la France, comme l’Espagne et le Portugal, a refusé de ratifier la convention internationale contre le travail forcé. Ce n’est qu’en 1946 qu’il sera interdit dans les colonies.
« Moins le Blanc est intelligent, plus le Noir lui paraît bête. » Gide

1885, année charnière dans l’histoire coloniale de la France. Jules Ferry est pour la conquête, Clemenceau est contre ; nombre de députés républicains sont animés de doutes et de scrupules. C’est Ferry qui l’emporte ; pour lui, l’œuvre coloniale, plus politique qu’économique, est une entreprise d’unification morale autour d’une grande cause : « Les races supérieures ont des droits parce qu’elles ont des devoirs, le droit de civiliser les races inférieures ».
Cet arrière-plan idéologique, qui a justifié le colonialisme, coïncide avec une forme de pensée " racialiste ". La notion de race appartient au vocabulaire scientifique de l’époque où l’on divise l’humanité en grandes races : les Blancs, les Noirs, les Jaunes et les Rouges (on parle des Indiens Peaux Rouges). Cette division en races s’accompagne de la croyance en une supériorité de la race blanche.
Paul Bert a laissé sa marque dans trois domaines : l’instruction publique, les cultes et les colonies. Il est, avec Jules Ferry, le père fondateur de l’école gratuite, laïque et obligatoire. Membre actif de la Société d’anthropologie de Paris à partir de 1861, il participe à la diffusion des thèses racistes de cette société, notamment lorsqu’il devient ministre de l’Instruction publique.
Il est ainsi le rédacteur de plusieurs manuels scolaires qui se réfèrent à des idées et à des théories explicitement racistes. Selon plusieurs historiens, il a également contribué à donner une orientation nationaliste aux manuels scolaires de la IIIe République, notamment ceux d’histoire et de géographie. Ces manuels ont été, pour certains, réédités de 1880 jusqu’aux années 40. En voici quelques extraits :
 « Tous les peuples de notre Europe ont la peau blanchâtre comme la nôtre, la figure régulière, le nez droit, la mâchoire d’aplomb, les cheveux plats mais souples, ou même ondulés. Au contraire les Chinois ont la peau jaunâtre, les cheveux plats, durs et noirs, les yeux obliques, les dents saillantes. Les Nègres ont la peau noire, les cheveux frisés comme de la laine, les mâchoires en avant, le nez épaté ; ils sont bien moins intelligents que les Chinois, et surtout que les Blancs. »
« Les Nègres, peu intelligents, n’ont jamais bâti que des huttes parfois réunies en assez grand nombre pour faire une ville ; ils n’ont point d’industries (…). Bien au-dessus du Nègre, nous élèverons l’homme à la peau jaunâtre (...). Il a fondé de grands empires, créé une civilisation fort avancée (…). Mais la race intelligente entre toutes, celle qui envahit et tend à détruire ou à subjuguer les autres, c’est celle à laquelle nous appartenons, c'est la race blanche. » Premières notions de zoologie, classe de huitième, éditions Masson, 1882.
Il n’est pas question de brocarder inutilement cet homme politique républicain un peu  " ringard ", soumis aux préjugés de son époque et de propre culture ; il est plus judicieux de s’interroger sur la permanence de ses thèses dans un manuel scolaire de 1947. La voilà, la suffisance de l’homme blanc, français et républicain de préférence…
L’homme blanc dans le Monde,
Géographie documentaire, Fin d’études primaires, Louis Planel, 1947

On dit parfois qu’ « un schéma vaut mieux qu’on long discours » ; ici, la carte ne vaut rien sans le discours qui va avec. Le résumé de la 66e et dernière leçon de ce manuel scolaire de 1947 mérite d’être cité :
« L’homme blanc a établi sa domination ou s’est imposé, pacifiquement ou par les armes, sur presque tout le globe terrestre, grâce à son génie inventif et à son sens de l’organisation.
Grâce à ces deux qualités, il a pu transformer complètement le monde. L’œuvre qu’il a accomplie est double :
1.      l’œuvre matérielle : défrichements, assèchement des marais, conquête de nouvelles terres cultivables, modification du régime des fleuves, percement des canaux interocéaniques (Suez, Panama), le tout ayant pour but l’exploitation plus rationnelle du monde, pour résultat la création de nouvelles richesses ;
2.      l’œuvre morale : acceptation par tous les peuples de l’idée d’égalité des hommes qui a pour conséquences la lutte contre la misère et l’abolition de l’esclavage.
L’Homme blanc a donc justifié sa domination sur le monde par d’incontestables bienfaits.[2] »
Ah, que le fardeau de l’Homme blanc est doux à porter !










Les guerres coloniales
L’expansion coloniale du XIXe a bénéficié de conditions favorables : une force militaire décuplée par la mise en place de la conscription et des navires en fer à propulsion mécanique qui assurent la domination maritime.
Cette expansion, qui offrira de belles colonies en Afrique et en Asie du Sud-Est, se déroule dans une période très courte, des années 1880 à 1914, soit à peine 35 ans.  Par comparaison, la première colonisation, qui s’était étalée entre le XVe et le XVIIIe, ne s’était pas conclue par une acquisition notable de territoires. 

Guerre du Tonkin, prise de Lang-Son en 1885 (imagerie d’Épinal)

Inutile de relater les péripéties (incidents diplomatiques, provocations, exactions contre nos ressortissants) qui ont conduit l’armée française à intervenir ici et là. Les cas de la Tunisie et du Maroc, devenus protectorats, méritent pourtant le détour si on les replace dans le contexte actuel de pays européens qui, par défaut de maîtrise de leurs finances publiques, risquent de perdre leur indépendance et de subir un protectorat déguisé de la part de leurs puissants voisins.
Les protectorats au bénéfice de la France ont été imposés à ces deux pays par les européens, suite à leur situation financière désastreuse.
Acculé à la banqueroute, le bey de Tunis avait été obligé d’accepter une commission financière internationale imposée par les consuls européens (français, anglais, italien) pour gérer une dette issue d’emprunts désastreux. Les Européens se partagent les concessions d’entreprises publiques. Le consul de France Roustan obtient  de nombreux marchés pour des sociétés françaises, comme les chemins de fer, le télégraphe, le port de Tunis. À Paris, il pousse le gouvernement hésitant à profiter d’un incident pour intervenir. Cet incident se présente dès 1880 : les incursions et les razzias des tribus kroumirs venus de Tunisie dans l’Est algérien. La pacification est exécutée dès l’automne 1881.
En 1905, la France impose au sultan du Maroc l’aide de conseillers militaires et financiers afin de rétablir l’ordre dans son royaume ; en 1912, il est contraint de signer le traité de protectorat ; en octobre de la même année, un sous-protectorat espagnol est mis en place au nord du Maroc.


La carte ci-après illustre bien le phénomène de voracité coloniale qui a saisi des pays européens à la fin du XIXe siècle : plus un seul pouce carré de l’Afrique n’y a échappé. Français, Anglais, Belges, Italiens, Portugais, Espagnols ; ils y sont tous !


 L’Afrique, Géographie cours élémentaire et moyen, Gallouédec & Maurette, 1937





L’Exposition coloniale internationale de 1931 est organisée à la Porte Dorée à Paris, sur le site du bois de Vincennes. Sa direction en a été confiée au maréchal Lyautey. Entre mai et novembre, elle accueillera environ 8 millions de visiteurs, venus accomplir «  le tour du monde en un jour », selon le slogan de l’époque.
En fait, cette mise en scène de la plus grande France, dans ce grand parc d’attractions colonial, était plutôt son " chant du cygne ".







La déprise
Après la Seconde Guerre Mondiale, les guerres coloniales françaises sont provoquées par l’obstination stupide et les politiques indécises et contradictoires des gouvernements. Dès 1945, la guerre d’Indochine est orientée par de Gaulle dans le sens d’une reconquête intégrale, renouant ainsi avec la tradition colonialiste de la IIIe République.
Ah, la France des années 50 ! C’était le temps où nous avions encore des colonies, celui aussi des colonies de vacances pour gosses de classes populaires, gérées par les comités d’entreprise des grandes boîtes de l’époque ou bien par des œuvres sociales catholiques.
La colo que j’ai connue était stricte : le directeur étant un militant du scoutisme à tout âge, nous avons droit à un réarmement moral authentique. Lever des couleurs le matin, coup de clairon, promenades dans la campagne entre Darney et Vittel en chantant des hymnes dont nous ne comprenions pas la beauté tragique. « C’est nous les Africains qui revenons de loin… », « As-tu vu la casquette, la casquette, as-tu vu la casquette du père Bugeaud », ou encore « C’était un soir sur les bords de l’Yser, un soldat belge… »
Que pouvait signifier, pour nous, l’évocation des tragiques bords de l’Yser en 14-18 ? Rien, pas plus que les exploits des Africains de notre chanson de marche ne pouvait couvrir cette évidence : l’effondrement imminent de l’empire colonial français.
En retard de compréhension devant le phénomène de désagrégation qui affectait les autres empires, la France s’est engluée dans des combats d’arrière-garde. Ainsi, la IVe République n’a pas résisté à l’absence de réponse claire à la décolonisation
La France était-elle seule dans ce déni ? Non, le Portugal, lui aussi, voulait arrêter l’histoire. Tragique suffisance, là encore ?
.Il faut rappeler ce que coûte politiquement une décolonisation tardive : en France, le coup d’état du 13 mai 1958, une révolte militaire de droite ; au Portugal, le putsch d’avril 1974, une révolte militaire de gauche.
Quant au coût humain et économique, il n’est pas négligeable. Pour rester sur l’exemple du Portugal, ce pays va s’accrocher à ses possessions jusqu’en 1975 et se condamnera, un temps, au sous-développement. À la fin de la guerre coloniale contre l’Angola, en 1974, l’armée portugaise regroupait environ 500 000 soldats, sur une population de 9 millions d’habitants.
La perte de l’Algérie, profonde blessure narcissique pour le nationalisme français, coïncide avec la fin d’un siècle de " bourrage de crâne " pro-colonial, orchestré conjointement par l’armée et ses lobbies d’une part, par l’instruction publique d’autre part. De 1860 (premières expéditions de type colonial sous le Second Empire) à 1962, un siècle !
Les Français aiment parfois à vivre sur de consolantes certitudes. Ils ont ainsi souvent considéré que le projet colonial illuminait les colonisés en leur offrant le progrès et les droits de l’homme. En 1950, une majorité de Français aurait sans doute affirmé que l’Algérie, c’est la France. Dix années plus tard, les mêmes relèveront sans broncher que l’Algérie et la France constituent deux entités bien distinctes.
Que s’est-il passé ? Dans les années 60, les Français vont préférer les charmes nouveaux de la société de consommation aux effluves délétères, voire fanées, des anciennes colonies. Soulagée, la France va enfin retrouver son enjeu vital, l’« Europe aux anciens parapets[3] ».


[1] Jusqu’aux années 1950, les héros du roman national sont  présents dans les BD. Puis on passe brutalement aux héros de l’héroïc-fantasy, à Batman, Spiderman…La culture nord-américaine est en passe de conquérir le monde.
[2] Les termes en caractères gras sont de l’auteur du manuel.
[3] Arthur Rimbaud, Bateau Ivre.

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