Chapitre 15 1939 - 1945


Chapitre 15
1939-1945



Servir l’État français
Le bilan européen de la guerre     
Les Trente Furieuses










Servir l’État français
Le souvenir est très précis dans le temps. Fin 1997, je suis en clinique pour évaluer les suites d’une pneumopathie. Ce repos contraint me permet de digérer deux événements concomitants : la Direction des services de la Mairie de Toulouse me fait savoir que ma candidature à la fonction de directeur des Analyses et Études de Gestion (audit et contrôle des services publics municipaux) est retenue, d’une part; je découvre l’ouvrage de l’historien, Marc-Olivier Baruch, Servir l’Etat français[1], qui vient juste de paraître, d’autre part. Plonger dans le monde des fonctionnaires sous Vichy au moment même où il m’est demandé de contrôler l’efficacité, l’efficience et la probité des fonctionnaires territoriaux de la Mairie de Toulouse, quel défi ! Au fil des pages, j’entrerai dans le cœur du " légitimisme " inhérent à la culture professionnelle du fonctionnaire, légitimisme pour qualifier ce qui n’est parfois qu’une " soumission " au pouvoir, quel qu’il soit. Très utile pour la suite de ma carrière…
La thèse de Baruch est la suivante : très majoritairement, la haute administration française s’est conduite sans dignité sous Vichy ; elle a servi sans arrière-pensée et parfois sans pensée du tout. Cette absence de réflexion sur ce qu’elle faisait a laissé aussi, dans une bonne partie de l’administration, libre cours à des sentiments ou préjugés antisémites déjà répandus dans la France de l’avant-guerre.
Baruch rappelle que les lois antisémites et les mesures discriminatoires ont été votées, détaillées et appliquées, indépendamment de la volonté des Allemands. Selon Bousquet et Laval, la participation de la police française à la " solution finale " n’était pas considérée « comme un prix trop élevé pour assurer la place de la France dans l’Europe allemande. »
Jusqu’où obéir, qu’est-ce que servir et pour qui le faire ?  L’administration française est soumise à cette triple interrogation pour son comportement de juillet 1940 à l’été 1944. Cette administration n’a jamais remis en cause, même après l’entrée des troupes allemandes en zone Sud, la politique de collaboration initiée par Pétain, même lorsque celle-ci obligeait à des mesures toujours plus radicales : généralisation des rafles de Juifs, instauration du service du travail obligatoire.
Les fonctionnaires se refusent dans l’ensemble à adhérer aux thèses nazies, mais servent avec zèle le régime de Vichy. Ils appliquent, dans leurs propres rangs, une politique d’épuration vis-à-vis des Juifs et des Francs-maçons, participent aux premières rafles de Juifs après la promulgation des décrets d’octobre 1940 et de juin 1941. Rares sont les hauts fonctionnaires qui prennent position avec netteté contre ces dispositions, l’engagement contre les Allemands et contre Vichy traduisant une forme de " marginalité sociale ".
Journal officiel du 18 octobre 1940 : « est regardé comme juif, pour l’application de la présente loi, toute personne issue de trois grands-parents de race juive ou de deux grands-parents de la même race, si son conjoint lui-même est juif. »
La grande majorité des hauts fonctionnaires s’est soumise aux directives données par le gouvernement, se dédouanant en invoquant le principe de la délégation. Ce dernier stipule que l’administration obéit mais ne juge pas du contenu des mesures imposées. De même, si l’on considère que ces fonctionnaires ont commencé leur carrière dans les années 30, on doit admettre qu’en eux, un certain vernis républicain pouvait coexister avec un antisémitisme latent.
Il n’est pas inutile de rappeler que ni en Belgique, ni aux Pays-Bas, ni au Danemark ni en Norvège, il n’y eut de gouvernement collaborateur investi dans l’apparence de la légalité antérieure ; il y eut des collaborateurs dans ces pays, mais pas de gouvernement collaborateur.
Deux faits culturels ont mis fin à bien des mythes français concernant la guerre et la collaboration : le livre de Robert Paxton, La France de Vichy 1940-1944, publié en 1972 et traduit en français en 1973 ; le documentaire Le chagrin et la pitié de Marcel Ophüls, sorti au cinéma en 1969.
Seuls deux Américains pouvaient s’offrir le luxe de nous ouvrir les yeux sur nous-mêmes.









Le bilan européen de la guerre    
Quand bien même les chiffres ne veulent rien dire, ceux qui concernent les pertes en vies humaines consécutives à la Deuxième guerre mondiale doivent être rappelés.
·      41 millions d’Européens morts : 14 millions de soldats et 27 millions de civils (dont 6 millions de juifs) ;
·      Bombardements des villes :
1.             allemands sur l’Angleterre : 60 000 civils tués, 90 000 blessés graves ;
2.             alliés sur l’Allemagne : 150 000 civils tués, 800 000 blessés graves ; sept millions de sans-abri, 1/5e du parc d’habitation détruit ;
3.             Bombardement de Dresde : 30 000 tués.
Après la guerre, la Pologne, la Tchécoslovaquie, la Hongrie, la Roumanie et la Yougoslavie procèdent à des " épurations ethniques " : environ 12 millions d’Allemands de souche sont expulsés. Il s’agit du plus grand déplacement de population de l’histoire européenne ; parmi eux, 2 millions de morts " en route ".







Les Trente Furieuses
" Trente Glorieuses ", le terme fait rêver. Les années suivantes, 1975-2005, sont appelées " Trente Piteuses ". Préférons cette fois les Trente Furieuses, 17 ans de IVe République et 13 ans de Ve.
Dans un village du Quercy, en 1946, il fallait travailler 24 minutes pour acheter un kilo de pain, 45 minutes pour un kilo de sucre, 7 heures pour un kilo de beurre, 8 heures pour un kilo de poulet. Trente ans plus tard, dans le même village, la productivité du travail agricole est 30 fois plus élevée : le kilo de beurre ne correspond plus qu’à 1 h 25 de travail.
Pour une population de 534 habitants en 1946, il y avait 208 agriculteurs, 12 ouvriers non agricoles, 27 artisans et 32 employés du tertiaire. En 1975, sur 670 habitants, 53 agriculteurs, 35 ouvriers on agricoles, 25 artisans et 102 travaillent dans les services.


1946
11975
Taille des adolescents
1,65 m
1,72 m
Construction de maisons neuves
3 tous les 20 ans
50
Automobiles
5
300
Téléviseurs
2
200
Machines à laver
0
200
Réfrigérateurs
5
210

En 1945, le niveau de revenu par tête en France est le tiers de  celui des États-Unis ; en 1975, il représente 75% de celui des États-Unis.
En 1947, France et Angleterre retrouvent leur niveau de production d’avant-guerre ; c’est le cas en 1948 pour les Pays-Bas, l’Italie et la Belgique. Tous les pays d’Europe occidentale ont retrouvé en 1951 le niveau de production d’avant-guerre.
Fin de la civilisation agraire, née au Néolithique : en 1951, 40 % des Italiens tiraient leurs revenus de l’agriculture et de la pêche, en 1972, ils ne sont plus que 17 % ; en 1950, un foyer sur cinq aux Pays-Bas était agriculteur, en 2000, un sur cinquante.
Pourquoi le miracle économique d’après-guerre pour l’Allemagne et le Japon ? Parmi les multiples explications, celle-ci : n’ayant que des dépenses militaires réduites à assumer, ils ont pu consacrer leurs ressources au développement économique " civil ". A l’inverse, la France a maintenu, pour sa prétention militaire, un effort budgétaire constant de 1945 à 1962 !


[1] Servir l'État français, L'administration en France de 1940 à 1944, Arthème Fayard, 1997.

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