Chapitre 8 :
Les
historiens de la légende nationale
Les historiens
Les
manuels scolaires
La
construction de l’identité nationale par l’école
La suffisance de la langue
française
Les historiens
À
la fin du XIXe, la masse des français a le sentiment d’avoir vécu
une succession de chocs et de régimes historiques, la Révolution, l’Empire
napoléonien, la Restauration, la monarchie de juillet, le Second Empire et
maintenant la République.
Les
Pères fondateurs de cette République vont poursuivre l’œuvre des prédécesseurs
royaux, révolutionnaires et impériaux en exaltant à leur tour l’image
prestigieuse, voire orgueilleuse et messianique, de la France.
Quelle
est la commande implicite des gouvernements aux historiens ? Rattacher la IIIe
République à la succession des régimes précédents, pour la présenter comme le
terme, l’aboutissement de cette histoire dont elle exprimerait enfin la
cohérence. Le roman national est fait pour enraciner la France d’aujourd’hui
dans le passé le plus reculé possible, afin d’établir une continuité "
naturelle " de la Gaule à la France républicaine.
La
IIIe République se veut le régime idéal et définitif de la France ;
grâce à elle, on assiste à ce miracle : hier royale, aristocratique ou impériale,
la suffisance française devient républicaine et populaire, ce qui la pare de
toutes les vertus.
Ce
siècle est donc celui des historiens. Leur noble mission est de procéder à des
" reconstitutions historiques ", comparables à ces spectacles organisés
l’été pour attirer les touristes dans telle ou telle localité chargée d’un
riche passé.
Leur
rôle s’accentuera lorsqu’il s’agira d’élaborer les programmes d’histoire pour
l’école élémentaire, de mettre entre les mains des " hussards noirs de la République ",
en guise d’outil pédagogique, les contes et récits de la légende française qui
serviront à la formation de bons républicains et de vaillants soldats.
Qui
sont ces historiens ? Le premier d’entre eux, Jules Michelet (1798-1874) :
« quelle légende
plus belle que cette incontestable histoire ? » écrit-il.
Dans
son Introduction à son Histoire
universelle, il écrit : « ce qu’il y
a de moins fatal, de plus humain et de plus libre dans le monde, c’est l’Europe
; de plus européen, c’est ma patrie, c’est la France. »
« La France, supérieure comme dogme et
comme religion », est le titre d’un
chapitre du petit livre de Michelet, Le
Peuple, paru en 1847.
La
mythologie johannique est née au début du XIXe siècle et a connu un réel succès entre 1880 et 1930.
Jeanne
d’Arc est honorée et même célébrée en 1841 par Michelet, qui le premier désigne
la Pucelle comme constitutive de l’identité française : « Souvenons-nous toujours,
Français, que la patrie chez nous est née du cœur d’une femme, de sa tendresse,
de ses larmes et du sang qu’elle a donné pour nous… »
Selon
Joseph Fabre, député républicain et laïc puis sénateur de l’Aveyron à la fin du
siècle, le culte de Jeanne d’Arc constitue «
l’unique religion qui ne comporte pas d’athées, la religion de la patrie. »
Carte postale du début du XXe siècle
Ernest Lavisse
(1842-1922). Il est remarqué par Victor Duruy, ministre de l’instruction
publique sous Napoléon III, qui le recommande comme précepteur du Prince
Impérial en 1868. Sous la IIIe République, le jeune historien gravit
tous les échelons de la carrière universitaire : maître de conférence en
1878, professeur en Sorbonne en 1888 et enfin directeur de l’École Normale
Supérieure en 1908.
Il se met
au service de l’enseignement primaire. Il publie en 1884 un manuel d’histoire
de 240 pages et 100 gravures, Le petit Lavisse, qui connaît un immense
succès. La 75ème édition est atteinte dès 1895. Manuel phare de l’école
républicaine, il inspirera le récit scolaire au moins jusque dans les années
1960. « Autrefois notre pays s’appelait
la Gaule et ses habitants les Gaulois », ainsi débute Le petit Lavisse.
Dans ce
manuel, le roman national, mythique et apologétique, se construit avec la
succession de tableaux expressifs : nos ancêtres les Gaulois, le bon roi Henri
IV ... Cette longue marche est jalonnée de références à des personnages
exceptionnels et vertueux (Vercingétorix, Saint Louis, Jeanne d’Arc, Louis
XIV…). Lavisse fait l’apologie du régime républicain : « La
république a fait des Français le peuple le plus libre du monde » ; il défend également la mission
civilisatrice de la France dans son entreprise coloniale.
Lavisse a
été qualifié d’" instituteur national ".
Les manuels scolaires
Dans les
manuels scolaires, et notamment Le petit
Lavisse, les grands hommes, Pasteur le savant, Victor Hugo l’écrivain,
Gambetta le politique, alternent avec les héros, Vercingétorix, Charles Martel,
Roland, Jeanne d’Arc, Bayard, les rois et les généraux, sur fond d’exaltation
de triomphes chrétiens ou nationaux : baptême de Clovis, Bouvines,
Marignan, Austerlitz…
Le manuel
d’histoire, " bréviaire républicain ", occupe donc une place centrale
dans l’éducation primaire.
Comment
une population devient-elle un peuple ? Le peuple a besoin de saint ou de
sainte, de héros, d’une légende, d’une carte, d’ancêtres et d’ennemis. Un
peuple, c’est une population, plus des contours et des conteurs. La France de
la IIIe République, moulée dans un hexagone saumon sur les cartes
murales de l’école, s’est lestée de la Légende
des siècles et du Tour de France par
deux enfants.
Bel
exemple de montage nationaliste sous le camouflage républicain : le plus
célèbre de ces ouvrages reste probablement le Tour de la France par deux
enfants. Devoir et patrie. Rédigé par Mme Fouillée, sous le pseudonyme de
Giordano Bruno, et publié chez Eugène Belin en 1877, il représente, une
trentaine d’années plus tard, avec ses six millions d’exemplaires vendus, un
best-seller absolu de la République.
|
En 2010, les dix
personnages historiques préférés des Français sont : de Gaulle, Napoléon Ier,
Louis XIV, Charlemagne, Henri IV, Marie Curie, Jean Jaurès, Jeanne d’Arc,
Victor Hugo, Georges Clemenceau.
Le
Livre d’or de la Patrie, sous la IIIe République
Souverains
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Soldats et marins
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Grands ministres
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Savants illustres
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Charlemagne
Philippe Auguste Saint Louis Louis IX Louis XI François Ier Henri IV Napoléon Ier |
Du Guesclin
Jeanne d’Arc Bayard Turenne Jean Bart Duguay-Trouin Vauban Dupleix Montcalm La Pérouse Drouot |
Sully
Colbert Richelieu |
Buffon
Parmentier Jacquard Pasteur |
La construction de l’identité nationale par l’école
L’instruction populaire est plus ancienne en France,
dans les campagnes comme dans les villes, que ne le veulent certains clichés
simplistes. Sous l’Ancien Régime, il existait déjà des écoles de village, nées
de l’initiative de l’Église catholique et soumises à son contrôle.
Guizot, ministre de Louis-Philippe, oblige chaque
commune à entretenir financièrement une école de garçons ; Victor Duruy,
ministre de Napoléon III, étend cette obligation aux écoles de filles en 1867
(la loi autorise également les municipalités à assurer un enseignement
totalement gratuit, elle introduit l’enseignement de l’histoire et de la
géographie dans l’enseignement primaire...).
L’instruction élémentaire avait réellement progressé
sous le Second Empire, le pourcentage de Français sachant lire ayant augmenté
de 20 %, progression aussi forte que celle des deux décennies suivant les lois
de Jules Ferry.
Il faut cependant souligner des inégalités
régionales. Selon une enquête d’ensemble menée à la fin du XIXe par
un ancien recteur de Nancy, on constate que la progression de l’instruction
élémentaire est plus rapide au nord d’une ligne de partage Saint-Malo / Genève.
La scolarisation était déjà forte au Nord en 1790 ; elle s’est généralisée
au Sud pour les hommes entre 1820 et 1870.
Si Guizot et Duruy ont œuvré pour l’école gratuite
et obligatoire, Jules Ferry a travaillé pour l’école laïque et républicaine.
Quand vers 1880, la IIIe République est
définitivement installée, la France est encore à 70% rurale, semée de villages
centrés sur eux-mêmes et en majorité non francophones. Les Pères de la
République veulent inculquer à cette France des campagnes et des villages,
faite de diversités linguistiques et coutumières, leur idée de la nation une,
indivisible, abstraite, en même temps qu’ils souhaitent susciter l’adhésion au
régime républicain. A côté du service militaire devenu obligatoire pour les
hommes, c’est à l’école qu’est assigné l’impératif de façonner l’identité
nationale, de créer de nouveaux français, patriotes et respectueux de l’ordre
républicain. L’identité nationale se confond avec la bonne
conscience patriotique.
La France est au centre du monde dans les manuels de
géographie. Il est possible que chaque nation propose à ses écoliers une
présentation géographique subjective dans laquelle le pays est placé au centre
du planisphère. Le cours supérieur de géographie de 1898 n’y échappe pas ;
ce qui est savoureux, car encore plus subjectif, c’est la légende qui
l’accompagne : « La France est
placée dans l’hémisphère boréal, le plus peuplé et le plus civilisé. Elle est
comprise entre les 42° et 51° de latitude, c’est-à-dire au milieu de la zone
tempérée, la plus favorable au développement de la civilisation. »
Nous sommes obsédés par la politique de
civilisation…
La
suffisance de la langue française
Dès 1539, par l’ordonnance de Villers-Cotterêts, le
roi François Ier a prescrit que «
tous les arbitrages, jugements et toutes autres procédures (...) soient
prononcés, notés et adressés aux parties dans le langage paternel françois et
non dans un autre ». Cela signifie la substitution du parler roman de
l’Île-de-France au latin médiéval dans tout acte public, donnant ainsi au
royaume la force intégratrice d’une langue administrative propre et unique. Si
la langue est institutionnalisée pour les usages publics et officiels, il n’est
en aucun cas question de l’imposer dans les pratiques quotidiennes.
La Révolution a poussé cette tendance à l’extrême. La
langue française devient un symbole politique. Les Révolutionnaires sont en
faveur de " l’impérialisme linguistique " parce que le français est
la langue d’expression de la Révolution et des Droits de l’homme.
À la Convention, Lanthenas affirme : « L’unité de la République exige l’unité du
discours... le discours doit être un, comme la République. » En 1794,
le député Barère proclame que « le
fédéralisme et la superstition parlent bas breton, l’émigration et la haine de
la République parlent allemand […] et le fanatisme parle basque ». « Chez un
peuple uni, la langue doit être une et la même pour tous. »
Assigner à l’école l’objectif d’une langue commune semblait
indispensable. Les fondateurs de l’école républicaine, obnubilés par l’idée
d’unité et orgueilleux de la langue française, y ajoutent l’objectif
d’éradiquer les autres langues parlées dans la République - breton, corse,
basque, occitan, flamand -.
La scolarisation progressive de la paysannerie française
agit dans le sens de l’unification linguistique. « Enseigner le français, proclame Ferdinand Buisson, le fidèle second
de Jules Ferry, est l’œuvre essentielle
de l’enseignement primaire une œuvre de caractère patriotique. » L’objectif
apparaît bien dans le dialogue qu’échangent dans la Drôme les jeunes héros du
célèbre Tour de la France par deux enfants : « Pourquoi donc tous les gens de ce pays-ci ne parlent-ils pas le
français ? C'est que tous n’ont pu aller à l’école. Mais dans un certain
nombre d’années il n’en sera plus ainsi et par toute la France on saura parler
la langue de la patrie. »
Cette inspiration centralisatrice, exprimée de
manière privilégiée à propos de la question linguistique, est devenue par la
suite un des fondements et une tradition de la République. Les lois scolaires
de Ferry sont un instrument et un aboutissement de la francisation généralisée.
Ce processus est complété en 1889 par l’établissement du service militaire
obligatoire.
Après l’école, l’armée ; peut-on trouver meilleure
transition ?
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