Chapitre 19
Ce que le monde entier ne nous envie
pas
Démocratie, république, état, nation, peuple, culture, civilisation…
La France républicaine est-elle vraiment démocratique ? L’autoritarisme,
une passion française
La " monarchie républicaine "
Le retard français
La suffisance de gauche
La société de défiance
La démocratie et le " doux commerce "
Démocratie, république, état, territoire, nation, peuple, culture,
civilisation…
Selon l’expression consacrée, « il
faut s’entendre sur les mots » : démocratie, république, état, territoire,
nation, peuple, culture, civilisation, on mélange un peu tout.
Démocratie : régime politique dans lequel le peuple est
souverain. La démocratie est « le
gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple », introduction de la
Constitution de 1958 de la Ve République. On peut également définir
la démocratie par opposition à la dictature ou tyrannie, mettant ainsi l’accent
sur les possibilités pour le peuple de contrôler ses dirigeants et de les
évincer sans devoir recourir à une révolution.
République : forme de gouvernement dans laquelle les gouvernants
sont désignés par l’élection du peuple. Par une assimilation née de l’histoire
politique française, le mot est devenu pour nous largement synonyme de démocratie
et s’oppose alors à despotisme et à monarchie.
État : forme d’organisation politique et juridique d’une
société ou d’un pays ; il est délimité par des frontières territoriales à
l’intérieur desquelles ses lois s’appliquent ; il est constitué d’institutions
par lesquelles il exerce autorité et pouvoir. La légitimité de cette autorité
repose sur la souveraineté du peuple ou de la nation.
Territoire : condition indispensable pour que l’autorité
politique de l’État s’exerce efficacement. Le territoire contribue à fixer la
population en favorisant l’idée de nation. Territoire, pays, patrie sont ici
pris l’un pour l’autre.
Nation : collectivité humaine dont les membres sont unis les
uns aux autres par des liens à la fois matériels et spirituels et qui se
distinguent des membres des autres collectivités nationales. Le sens de nation
est assez proche de celui de peuple.
Peuple : ensemble d’êtres humains vivant sur le même
territoire ou ayant en commun une culture, des mœurs, un système de
gouvernement ; une communauté historique partageant majoritairement un
sentiment d’appartenance durable.
Culture : au sens large, peut être considérée comme l’ensemble
des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs,
qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts
et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les
systèmes de valeurs, les traditions et les croyances.
Civilisation : ensemble des traits qui caractérisent l’état
d’évolution d’une société, tant sur le plan technique, intellectuel, politique
que moral.
Prendre démocratie -peuple souverain- et république -gouvernants élus-
comme synonyme est risqué si l’on songe que tous les gouvernements des
monarchies parlementaires, notamment d’Europe du Nord, procèdent d’élections
libres et démocratiques ; on peut même oser affirmer que, dans ces pays, elles
sont les plus libres et les plus démocratiques. Certes, il ne suffit pas qu’il
y ait élection pour qu’il y ait démocratie, mais pas de démocratie sans
élection.
État, territoire, nation, peuple, culture, civilisation ; comment
s’y retrouver lorsque les élites politiques y font référence? Le choix
d’un des termes paraît emporter avec lui la présence des autres. Civilisation
et culture exceptionnelles d’un peuple pour qui nation, territoire et État sont
également sacralisés. Vive la France !
La France républicaine est-elle
vraiment démocratique ?
L’autoritarisme, une passion
française
L’étude de son histoire l’a prouvé et un devoir de mémoire s’impose : le
peuple français a une particulière inclinaison pour les régimes autoritaires,
parés ou non d’habits républicains. Bien des discours sur la république, la
démocratie, le rôle bienfaiteur de l’État, puisent profondément leurs racines
dans le temps. Bien des Français semblent " drogués à l’État ", plus attachés
à défendre sa place centrale dans la nation qu’à se préoccuper de ses performances
réelles.
Àprès la monarchie absolue, c’est la république absolue, une et
indivisible, s’abreuvant à la même fontaine, celle de la grandeur de la France.
Comment ne pas sursauter chaque fois qu’un commentateur évoque la " monarchie républicaine " à propos de
l’exercice du pouvoir par un président de la République élu au suffrage
universel direct !
En France, la tradition autoritaire est forte, plus ancrée que l’habitus
démocratique. On aurait tort d’imaginer que les régimes autoritaires,
paternalistes, d’ordre moral, monarchistes, catholiques, impériaux,
dictatoriaux, militaires, de redressement, de renouveau, d’union, de sursaut,
de rassemblement, d’urgence et de résurgence qui jalonnent notre histoire
depuis 1789 constituent des accidents le long d’une pure ligne démocratique.
Bien au contraire, ces régimes sont la France normale et ce sont les
gouvernements inspirés par le peuple qui sont exceptionnels : ceux-ci occupent,
en tout et pour tout, quatre ans à la fin du XVIIIe siècle, quelques
mois en 1848, un total d’environ quatre années disséminées çà et là au cours de
la IIIe République et deux ou trois mois après la Libération.
L’autoritarisme peut naître de l’expression du suffrage universel ; le
neveu de Napoléon Ier remporte la première élection d’un président
de la République au suffrage universel en 1848. Il deviendra Napoléon III, suite
à un coup d’État trois ans plus tard.
Si les Français aiment parfois être dirigés par des vieux, ils acceptent
volontiers qu’il s’agisse d’anciens militaires, garants de paternalisme politique. Deux exemples souvent
évoqués : Pétain et de Gaulle. Lorsqu’il pense que l’heure est grave, le
chef d’État autoritaire tombe souvent dans le travers de la dramaturgie
militaire. Pétain revêt son uniforme de maréchal de France, de Gaulle celui de
général de brigade ; comme Staline et Brejnev en leur temps, Fidel Castro
encore récemment, Chavez…. Impossible d’imaginer un homme d’État foncièrement
démocratique, danois, italien, américain, dans un tel accoutrement.
La France a toujours eu un ou plusieurs sauveurs providentiels en réserve
(on chercherait vainement de tels exemples dans les autres démocraties
occidentales), prêts à bondir au pouvoir en cas de crise et, dans ce but,
préparant et provoquant eux-mêmes les crises.
Depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale, seuls deux pays européens
ont été secoués par un coup d’état militaire : la France en 1958 et la Grèce et
1967. Qui, en Europe, a choisi de porter des guerres coloniales jusqu’à la
limite de ses forces ? La France, de 1945 à 1962 ; le Portugal de 1956 à
1974.
La " monarchie républicaine
"
La France est le seul pays qui élit son roi au suffrage universel.
La médiatisation de la politique atteint son paroxysme à l’occasion de
l’élection du président de la république au suffrage universel direct (avant
1965, un seul essai en 1848). Évidemment, le spectacle est d’ampleur nationale
et l’attraction qu’il exerce aussi bien sur les téléspectateurs que sur les
annonceurs est bien supérieure à un reportage sur une campagne pour les
cantonales, au journal des régions de FR3.
Que promet le candidat ; qu’est-il tenu de promettre ? Président,
père, pater, patrie, protection…sorte de " monsieur je m’occupe de tout
mais je suis totalement impuissant ". C’est qu’il s’agit de la
rencontre d’un peuple et d’un homme, ou d’une femme.
Incarner la France. Incarner ? Définition : figurer, interpréter,
jouer, personnifier, symboliser. Incarner vient de carne, la chair ; donner sa chair pour personnifier une
représentation abstraite. Donner une apparence charnelle à. Les présidents
successifs ont eu parfaitement raison de dire qu’ils incarnaient la France ;
ils ont eu tort de croire que cela était flatteur pour eux.
Quel souvenir garder ? Mitterrand, royal et débonnaire comme son
slogan de 1981, " La force tranquille " ; monarque impavide dans son second septennat
régnant sur " la France unie ", slogan de 1988. Chirac, roi
mérovingien, catégorie " fainéant ", de la fin du XXe
siècle[1] ?
Pourquoi ce peuple aux mœurs politiques aussi monarchiques a-t-il si
souvent le mot " républicain " à la bouche ?
Nous ne pouvons plus croire que nos voisins envient nos mœurs politiques
exceptionnelles : un double exécutif élu au suffrage universel, un cumul des
mandats érigé en système ?
En régime démocratique, ce que les gouvernements font de bien est
considéré comme allant de soi ; personne ne songe à leur être reconnaissant ;
seul leur est compté ce qu’ils font de mal. En régime autoritaire et archaïque,
les mauvaises choses sont attribuées à des difficultés réputées insurmontables (« personne n’aurait pu faire mieux »)
où à l’impéritie du régime précédent, à moins que ce ne soit dû à l’hostilité
du monde entier (une bonne xénophobie est le lubrifiant de tout pouvoir
personnel) ; à l’inverse, les bonnes choses sont toutes expliquées par l’action
personnelle du chef de l’État et de son équipe.
La tension entre l’État centralisé et les collectivités territoriales a
été définie ainsi par deux présidents. Le président-général de Gaulle, en mars
1969 : « l’effort multiséculaire de
centralisation administrative ne s’impose plus pour assurer la cohésion
nationale. » Mitterrand, juillet 1981 : « la France a besoin d’un pouvoir décentralisé pour ne pas se défaire
». L’aveu est clair : il aurait donc fallu un effort multiséculaire de
centralisation pour ensuite desserrer l’étau, sous peine de tout faire sauter.
La multiplicité des pouvoirs locaux élus (la France de l’écharpe
tricolore, du recyclage des notables) est loin de garantir une véritable
démocratie locale. Les autres grands pays d’Europe ont réalisé des ajustements
nécessaires pour donner à leurs collectivités locales les moyens de leurs
compétences en en réduisant le nombre ; sont-ils pour autant moins
démocratiques que nous ?
La décentralisation à la française est un transfert des compétences de
haut en bas, de l’État vers les collectivités locales ; c’est notre
tradition. Oui, il est dans notre tradition que le pouvoir central octroie à
ceux d’en bas les petites parcelles de pouvoir qu’il ne peut plus ou ne veut
plus exercer. À l’opposé, le fédéralisme est une délégation de pouvoir du bas
vers le haut, le bas consentant à déléguer.
La société française aime tenir sur elle-même de beaux discours sur la
raison, l’universel, la grandeur et la générosité, toutes vertus souvent
éloignés de la manière dont elle fonctionne réellement, qu’il s’agisse des
entreprises, de l’immigration ou de l’école.
La France est un pays médiocrement démocratique.
Le retard français
En matière de libertés individuelles, la France ne se singularise pas par
son avant-gardisme. La peine de mort a été abolie en 1981 ; c’était déjà
le cas aux Pays-Bas depuis 1870 et en Suisse depuis 1874.
Le droit de vote a été accordé aux femmes en 1893 en Nouvelle-Zélande, en
1918 en Allemagne, en Turquie dans les années 30 et en 1944 en France. La
représentation des femmes dans les assemblées est parmi la plus faible
d’Europe. Le règne du machisme politique en France est peut-être lié au " tropisme
militaire" qui a longtemps empoisonné notre histoire.
Pourquoi l’anglais a-t-il supplanté le français comme langue
internationale ? Plusieurs raisons : d’abord, le français a nourri peu de
courants d’immigration au XIXe ; sur les 36 millions d’Européens qui
quittent l’Europe entre 1871 et 1915, peu sont Français. Nous avons accueilli
des immigrés, à l’inverse. La langue française avait été celle de l’élite dans
certains pays, Turquie, Russie… Aujourd’hui, l’anglais est la langue des élites
mondiales et des peuples mondialisés, depuis 1950. Mais pour y parvenir, il a
fallu à la fois l’inlassable influence des marins, des commerçants et des
militaires britanniques depuis le XVIIe siècle et la domination
nord-américaine dans le monde après la Seconde guerre mondiale.
La suffisance de gauche
La suffisance française de gauche avait consisté, en 1998, à s’enflammer
abusivement pour une France " black, blanc, beur ", symbole d’une
intégration réussie, alors que les joueurs de foot, gladiateurs et mercenaires
des temps modernes, donnent avant tout l’image de la réussite dans le
star-system. Principe de réalité : le 21 avril 2002, près de 20% de
xénophobes, un record que personne ne nous envie.
Restons dans le rapprochement football et politique, à l’occasion de ce
fameux printemps 2002 et de ses éliminations de premier tour : celle du
candidat socialiste Jospin et celle de l’équipe de France à la Coupe du monde
de football. Comparons, en suffisance, le comportement respectif de l’équipe de
campagne de Jospin et des joueurs.
L’équipe de campagne de Jospin
|
L’équipe de France
|
Elle ne pense qu’au second tour
|
Elle ne pense qu’aux huitièmes de
finale
|
Elle ignore le risque des
candidatures multiples à gauche
|
Elle néglige la phase de poule
|
La campagne a été accaparé par des
communicants " shootés " au marketing politique
|
Elle s’occupait plus souvent du
tournage de clips de pub que d’entraînement
|
Le plus vieilli et usé des candidats
n’a pas été celui que l’on pensait[2]
|
Elle s’est révélée fatiguée,
démotivée
|
La société de défiance
La thèse d’Algan et Cahuc[3] est
la suivante. La France est un pays où la confiance en autrui est plus faible
que dans les autres pays de niveau de développement comparable. Ceci est dû à
la conjonction d’une organisation sociale basée sur le corporatisme et
l’étatisme. Ces deux caractéristiques favorisent la défiance et suscitent un
cercle vicieux qui renforce les réflexes corporatistes et étatistes, conduisant
à encore plus de défiance.
Ils commencent par observer, à
partir d’enquêtes internationales, que les Français sont en général plus
méfiants à l’égard de la justice, du parlement, des syndicats, de la
concurrence et, tout simplement, de leurs concitoyens. L’incivisme est
également plus fort en France. Quand on respecte moins les règles, on fait
moins confiance aux autres.
Pour les auteurs, ce sont donc le corporatisme et l’étatisme qui sont à
l’origine de cette situation. Le corporatisme segmente le corps social et
favorise la recherche de rentes par les groupes constitués. Il entretient de
fait la suspicion, les autres étant forcément des concurrents dans la recherche
d’avantages spécifiques. L’étatisme, par essence, réduit le dialogue social en
court-circuitant les corps intermédiaires. Il exacerbe les travers du
corporatisme, en n’établissant de liens qu’entre État et groupes corporatistes.
Le cocktail corporatisme-étatisme crée un cercle vicieux : moins de confiance,
induite par le corporatisme, génère une demande d’étatisme accrue, qui réduit
les opportunités de dialogue social et débouche sur plus de méfiance.
Pour étayer les relations entre corporatisme, étatisme et confiance, Algan
et Cahuc comparent les grands traits des trois types d’État providence que sont
le modèle corporatiste français, le modèle social-démocrate et le modèle
libéral. Ils montrent que le modèle français est le moins apte à créer de la
confiance tandis que l’universalisme de l’État providence dans les pays
socio-démocrates la favorise.
Les pays où les syndicats sont les plus puissants sont aussi ceux où la
confiance est élevée, la France ayant les taux de syndicalisation les plus
faibles. Cette faiblesse fragilise le dialogue social, impose à l’État
d’intervenir, ce qui affaiblit encore plus les syndicats, dont l’utilité est
moindre aux yeux des salariés.
Les auteurs doutent des capacités françaises à adopter un système de type
" flexicurité " comparable à ceux des pays scandinaves ; si la
formule est efficace dans un pays comme le Danemark, c’est en raison des
relations de confiance et de civisme, qui ne sont pas le point fort du système
français.
Alors, que faire ? Créer de la confiance, pardi...
La démocratie et le " doux
commerce "
« L’effet naturel du commerce est
de porter à la paix. » (Montesquieu, De l’esprit des lois, 1758)
Voici le résultat d’un débat curieux entre deux amis, philosophes d’un
soir. La démocratie se serait épanouie d’abord dans des sociétés dominés par les
marchands et les navigateurs (ce sont souvent les mêmes) : la Grèce, les
pays du nord de l’Europe, les cités italiennes du Moyen Age et de la
Renaissance. Pourquoi ? La démocratie et le commerce ont en commun de s’appuyer
sur une " théorie " abstraite, celle qui postule l’égalité des
citoyens dans la démocratie et des cocontractants dans le commerce. Le contrat
entre marchand et acheteur s’appuie sur cette fiction : le marchand a
autant de pouvoir concentré dans son produit que l’acheteur n’en a dans son
argent ; le produit vaut la somme et réciproquement.
Quel rapport avec la démocratie ? Le rapport d’égalité se situe
entre le citoyen et son représentant élu, qui n’est au fond qu’un citoyen comme
un autre. Cette fiction éclate chaque fois que se manifeste un véritable
rapport de force entre l’un et l’autre ; le marchand qui ne veut pas
baisser son prix peut affamer l’acheteur en refusant de lui vendre, jamais
l’inverse ; la seule vengeance de l’acheteur serait d’incendier le dépôt
du marchand…. Le représentant élu peut trahir le citoyen ; celui-ci peut
brûler sa permanence ou voter autrement…
Démocratie et commerce, des compétences et des méthodes qui
s’apparentent : échanges de propos verbaux ou épistolaires, recours à la conviction, à la séduction, au
charme pour vendre ou être élu.
Le régime autoritaire aussi s’appuie sur la conviction et la séduction,
mais dans des formes unilatérales. Ce qui explique sa fragilité
historique ; dans presque tous les continents, l’autoritaire est condamné,
à plus ou moins long terme. La contagion démocratique est réelle, puisqu’elle
est portée par le commerce.
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